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Lettre de Vincent à Théo
Maison dans laquelle a séjourné Vincent van Gogh à Cuesmes - Source : Wikipédia
[94]Juillet 1880 - 133 F
C’est un peu à contrecœur que je t’écris, ne l’ayant pas fait depuis si longtemps, et cela pour mainte raison.
Jusqu’à un certain point tu es devenu pour moi un étranger, et moi aussi, je le suis pour toi peut-être plus que tu ne penses, peut-être vaudrait-il mieux pour nous ne pas continuer ainsi. Il est possible que je ne t’aurais pas même écrit maintenant, si ce n’était que je suis dans l’obligation, dans la nécessité de t’écrire, si, dis-je, toi-même tu ne m’eusses pas mis dans cette nécessité-là. J’ai appris à Etten que tu avais envoyé cinquante francs pour moi, eh bien, je les ai acceptés. Certainement à contrecœur, certainement avec un sentiment assez mélancolique, mais je suis dans une espèce de cul-de-sac, comment faire autrement ?
Et c’est donc pour t’en remercier que je t’écris.
Je suis, comme tu le sais peut-être, de retour dans le Borinage, mon père me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j'ai dit non, et je crois avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement, je suis devenu plus ou moins dans la famille une espèce de personnage impossible et suspect, quoi qu’il en soit, quelqu'un qui n’a pas la confiance, en quoi donc pourrais-je en aucune manière être utile à qui que ce soit ?
C’est pourquoi qu'avant tout, je suis porté à le croire, c’est avantageux et le meilleur parti à prendre et le plus raisonnable, que je m’en aille et me tienne à distance convenable, que je sois comme n’étant pas.
Ce qu'est la mue pour les oiseaux, le temps où ils changent de plumage, cela c’est l’adversité ou le malheur, les temps difficiles pour nous autres êtres humains. On peut y rester dans ce temps de mue, on peut aussi en sortir comme renouvelé, mais toutefois cela ne se fait pas en public, c’est guère amusant, c’est pourquoi donc il s’agit de s’éclipser. Bon, soit.[/94]
[95]Maintenant, quoique cela soit chose d’une difficulté plus ou moins désespérante de regagner la confiance d’une famille tout entière, peut-être pas entièrement dépourvue de préjugés et autres qualités pareillement honorables et fashionables, toutefois je ne désespère pas tout à fait que peu à peu, lentement et sûrement, l’entente cordiale soit rétablie avec un tel ou un tel autre.
Aussi est-il qu’en premier lieu je voudrais bien voir cette entente cordiale, pour ne pas dire davantage, rétablie entre mon père et moi, et puis j’y tiendrais également beaucoup qu’elle se rétablisse entre nous deux.
Entente cordiale vaut infiniment mieux que malentendu.
Je dois maintenant t’ennuyer avec certaines choses abstraites, pourtant je voudrais bien que tu les entendes avec patience. Moi je suis un homme à passions, capable et sujet à faire des choses plus ou moins insensées, dont il m'arrive de me repentir plus ou moins. Il m'arrive bien de parler ou d’agir un peu trop vite, lorsqu'il vaudrait mieux attendre avec plus de patience. Je pense que d’autres personnes peuvent aussi quelquefois faire pareilles imprudences.
Maintenant cela étant, que faut-il faire, doit-on se considérer comme un homme dangereux et incapable de quoi que ce soit ? Je ne le pense pas. Mais il s’agit de tâcher par tout moyen de tirer de ces passions mêmes, un bon parti. Par exemple, pour nommer une passion entre autres, j'ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres, et j’ai besoin de m’instruire continuellement, d’étudier si vous voulez, tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain. Toi tu pourras comprendre cela. Lorsque j'étais dans un autre entourage, dans un entourage de tableaux et de choses d’art, tu sais bien que j’ai alors pris pour cet entourage-là une violente passion, qui allait jusqu’à l’enthousiasme. Et je ne m’en repens pas, et maintenant encore loin du pays, j'ai souvent le mal du pays pour le pays des tableaux.
Jean-François Millet (1814-1875) - Des glaneuses (1857) - Paris, Musée d'Orsay - Source : Wikipédia
Tu te rappelles peut-être bien que j’ai bien su (et il se peut bien que je le sache encore), ce que c’était que Rembrandt, ou ce que c'était que Millet, ou Jules Dupré, ou Delacroix, ou Millais, ou M. Maris. Bon — maintenant, je n’ai plus cet entourage-là — pourtant ce quelque chose qui s’appelle âme, on prétend que cela ne meurt jamais, et que cela vit toujours et cherche toujours et toujours, et toujours encore. Au lieu [/95][96]donc de succomber au mal du pays, je me suis dit : le pays ou la patrie est partout. Au lieu donc de me laisser aller au désespoir, j’ai pris le parti de mélancolie active, pour autant que j’avais la puissance d’activité, ou en d’autres termes j’ai préféré la mélancolie qui espère et qui aspire et qui cherche, à celle qui, morne et stagnante, désespère. J’ai donc étudié plus ou moins sérieusement les livres à ma portée, tels que la Bible et la Révolution française, de Michelet, et puis l’hiver dernier, Shakespeare, et un peu V. Hugo et Dickens, et Beecher-Stowe, et puis dernièrement Eschyle, et puis plusieurs autres, moins classiques, plusieurs grands petits maîtres. Tu sais bien que tel qu’on range parmi les petits maîtres s’appelle Fabritius ou Bida ?
Maintenant, celui qui est absorbé en tout cela quelquefois est choquant, shocking, pour les autres, et sans le vouloir, pèche plus ou moins contre certaines formes et usages et convenances sociales.
Pourtant, c’est dommage quand on prend cela de mauvaise part. Par exemple, tu sais bien que j’ai négligé ma toilette, cela je l’admets, et j’admets que cela est shocking. Mais voici, la gêne et la misère y sont pour quelque chose, et puis un découragement profond y est aussi pour quelque chose, et puis c’est quelquefois un bon moyen pour s’assurer la solitude nécessaire pour pouvoir approfondir plus ou moins telle ou telle étude, qui vous préoccupe.
Une étude très nécessaire cela est la médecine, à peine est-ce un homme, qui ne cherche pas à en savoir tant soit peu, qui ne cherche pas à comprendre au moins de quoi il s’agit, et voilà je n’en sais encore rien du tout. Mais tout cela absorbe, tout cela préoccupe, mais tout cela vous donne à rêver, à songer, à penser. Voilà maintenant que déjà depuis cinq ans peut-être, je ne le sais pas au juste, je suis plus ou moins sans place, errant çà et là ; vous dites maintenant, depuis telle ou telle époque tu as baissé, tu t’es éteint, tu n'as rien fait. Cela est-il tout à fait vrai ?
Vincent van Gogh (1853-1890) - Miners in the Snow at Dawn - Lettre 134 - Source : van Gogh Gallery
Il est vrai que j’ai gagné tantôt ma croûte de pain, tantôt tel ami me l’a donnée par grâce, j’ai vécu comme j’ai pu, tant bien que mal, comme cela allait ; il est vrai que j’ai perdu la confiance de plusieurs, il est vrai que mes affaires pécuniaires sont dans un triste état, il est vrai que l’avenir est pas mal sombre, il est vrai que j’aurais pu mieux faire, il est vrai que [/96][97]tout juste pour gagner mon pain j’ai perdu du temps, il est vrai que mes études sont elles-mêmes dans un état assez triste et désespérant, et qu’il me manque plus, infiniment plus que je n’ai. Mais cela s’appelle-t-il baisser, et cela s’appelle-t-il ne rien faire ?
Tu diras peut-être : mais pourquoi n’as-tu pas continué, comme on aurait voulu que tu eusses continué, par le chemin de l’université ? Je ne répondrai rien là-dessus que ceci : cela coûte trop cher ; et puis cet avenir-là n’était pas mieux que celui d’à présent sur le chemin où je suis.
Mais dans le chemin où je suis je dois continuer, si je ne fais rien, si je n’étudie pas, si je ne cherche plus, alors je suis perdu. Alors malheur à moi.
Voilà comme j’envisage la chose ; continuer, continuer, voilà ce qui est nécessaire.
Mais quel est ton but définitif, diras-tu ; ce but devient plus défini, se dessinera lentement et sûrement, comme le croquis devient esquisse et l’esquisse tableau, au fur et à mesure qu’on travaille plus sérieusement, qu’on creuse davantage l’idée d’abord vague, la première pensée fugitive et passagère, à moins qu’elle devienne fixe.
Tu dois savoir qu’avec les évangélistes cela est comme avec les artistes. Il y a une vieille école académique souvent exécrable, tyrannique, l’abomination de la désolation enfin, des hommes ayant comme une cuirasse, une armure d’acier de préjugés et de conventions, ceux-là quand ils sont à la tête des affaires, disposent des places, et par système de circumduction cherchent à maintenir leurs protégés et à en exclure l’homme naturel.
Leur Dieu, c’est comme le dieu de l’ivrogne Falstaff de Shakespeare «le dedans d’une église », « the inside of a church » ; en vérité, certains messieurs évangéliques se trouvent par étranges rencontre (peut-être seraient-ils eux-mêmes, s’ils étaient capables d’émotion humaine, un peu surpris de s’y trouver), plantés au même point de vue que l’ivrogne type, en fait de choses spirituelles. Mais il est peu à craindre que jamais leur aveuglement se change en clairvoyance là-dessus.
Cet état de choses a son mauvais côté pour celui qui n’est pas d’accord avec tout cela, et qui de toute son âme, et de tout son cœur, et avec toute l’indignation dont il est capable, proteste là-contre. Pour moi, je respecte les académiciens, qui ne sont pas comme ces académiciens-là, mais les respectables sont [/97][98]plus clairsemés qu’on ne croirait à première vue. Maintenant, une des causes pourquoi maintenant je suis hors de place, pourquoi pendant des années j’ai été hors de place, cela est tout bonnement parce que j’ai d’autres idées que les messieurs qui donnent les places aux sujets qui pensent comme eux. C’est pas une simple question de toilette comme on me l’a hypocritement reproché, c’est question plus sérieuse que cela, je t’en assure.
Moulin de Rijswijk - Source : Wikipédia
Pourquoi je te dis tout cela — non pas pour me plaindre, non pas pour m’excuser sur ce en quoi je puis avoir plus ou moins tort, mais tout simplement pour te dire ceci : lors de ta dernière visite l’été passé, lorsque nous nous sommes promenés à deux près de la fosse abandonnée qu’on appelle la Sorcière, tu m’as rappelé qu’il y avait un temps où nous étions aussi à nous promener à deux près du vieux canal et moulin de Rijswijk, « et alors », disais-tu, « nous étions d’accord sur bien des choses, mais », — as-tu ajouté — « depuis lors tu as bien changé, tu n’es plus le même ». Eh bien ! cela n’est pas tout à fait ainsi, ce qui a changé, c’est qu’alors ma vie était moins difficile, et mon avenir moins sombre en apparence, mais quant à l’intérieur, quant à ma manière de voir et de penser, cela n’a pas changé, seulement si en effet il y avait changement, c’est que maintenant je pense, et je crois, et j'aime plus sérieusement, ce qu’alors aussi déjà je pensais, je croyais, et j’aimais.
Ce serait donc un malentendu si tu persistais à croire que par exemple maintenant je serais moins chaleureux pour Rembrandt, ou Millet, ou Delacroix, ou que ou quoi que ce soit, car c’est le contraire ; seulement voyez-vous, il y a plusieurs choses qu’il s’agit de croire et d’aimer, il y a du Rembrandt dans Shakespeare, et du Corrège en Michelet, et du Delacroix dans V. Hugo, et puis il y a du Rembrandt dans l’Évangile ou de l'Évangile dans Rembrandt, comme on veut, cela revient plus ou moins au même, pourvu qu’on entende la chose en bon entendeur, sans vouloir la détourner en mauvais sens et si on tient compte des équivalences des comparaisons, qui n’ont pas la prétention de diminuer les mérites des personnalités originales. Et dans Bunyan il y a du Maris ou du Millet et dans Beecher-Stowe il y a du Ary Scheffer.
Si maintenant tu peux le pardonner à un homme d’approfondir les tableaux, admets aussi que l’amour des livres est [/98][99]aussi sacré que celui de Rembrandt, et même je pense que les deux se complètent.
J'aime fort le portrait d’homme par Fabritius, qu’un certain jour, nous promenant aussi à deux, nous avons longtemps regardé au musée d’Harlem. Bon, mais j’aime tout autant « Richard Cartone », de Dickens, dans son Paris et Londres en 1793, et je pourrais te montrer d’autres figures étrangement saisissantes dans d’autres livres encore, avec ressemblance plus ou moins frappante. Et je pense que Kent, un homme dans King Lear de Shakespeare, est tout aussi noble : et distingué personnage que telle figure de Th. de Keyser, quoique Kent et King Lear sont censés avoir vécu longtemps auparavant. Pour ne pas en-dire davantage. Mon Dieu, comme cela est beau Shakespeare ! Qui est mystérieux comme lui ? Sa parole et sa manière de faire équivalent bien tel pinceau frémissant de fièvre et d’émotion. Mais il faut apprendre à lire, comme on doit apprendre à voir, et apprendre à vivre.
Donc, tu ne dois pas penser que je renie ceci ou cela, je suis une espèce de fidèle dans mon infidélité, et quoique étant changé, je suis le même, et mon tourment n’est autre que ceci : à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais-je pas servir et être utile en quelque sorte, comment pourrais-je en savoir plus long et approfondir tel et tel sujet ? Vois-tu, cela me tourmente continuellement, et puis on se sent prisonnier dans la gêne, exclu de participer à telle ou telle œuvre, et telles et telles choses nécessaires sont hors de la portée. À cause de cela on n’est pas sans mélancolie, puis on sent des vides là où pourraient être amitié et hautes et sérieuses affections, et on sent le terrible découragement ronger l’énergie morale même, et la fatalité semble pouvoir mettre barrière aux instincts d'affection, et une marée de dégoût qui vous monte. Et puis on dit : « Jusqu’à quand, mon Dieu ! »
Ben, que veux-tu, ce qui se passe en dedans, cela paraît-il en dehors ? Tel a un grand foyer dans son âme et personne ne vient jamais s’y chauffer, et les passants n’en aperçoivent qu’un petit peu de fumée en haut par la cheminée, et puis s’en vont leur chemin.
Maintenant voilà, que faire, entretenir ce foyer en dedans, avoir du sel en soi-même, attendre patiemment pourtant avec combien d’impatience, attendre l’heure dis-je, où quiconque voudra, viendra s’y asseoir, demeurera là, qu’en sais-je ? Que quiconque croit en Dieu, attende l’heure qui viendra tôt ou tard.[/99]
[100]Maintenant, pour le moment, toutes mes affaires vont mal à ce qui paraît, et cela a été déjà ainsi pour un temps pas tout à fait inconsidérable, et cela peut encore rester comme cela pour un avenir de plus ou moins longue durée, mais il se peut qu'après que tout a semblé aller de travers tout aille mieux ensuite. Je n’y compte pas, peut-être cela n’arrivera-t-il pas, mais en cas qu'il y vint quelque changement pour le mieux, je compterais cela comme autant de gagné, j'en serais content, je dirais : enfin ! voilà pourtant il y avait donc quelque chose.
Le Mont Héribus aux environs de Cuesmes - Source : Wikipédia
Mais diras-tu, pourtant tu es un être exécrable, puisque tu as des idées impossibles de religion et des scrupules de conscience puérils. Si j'en ai d’impossibles ou de puériles, puissé-je en être délivré, je ne demande pas mieux. Mais voici à peu près où j'en suis sur ce sujet. Vous trouverez dans Le Philosophe sous les toits, de Souvestre, comment un homme du peuple, un simple ouvrier très misérable si on veut, se représentait la patrie « Tu n’as peut-être jamais pensé à ce que c’est que la patrie », reprit-il en me posant une main sur l’épaule, « c’est tout ce qui t’entoure, tout ce qui t’a élevé et nourri, tout ce que tu as aimé, cette campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres, ces jeunes filles qui passent là en riant, c’est la patrie ! Les lois qui te protègent, le pain qui paye ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des choses parmi lesquels tu vis, c’est la patrie ! La petite chambre où tu as autrefois vu ta mère, les souvenirs qu’elle t’a laissés, la terre où elle repose, c'est la patrie ! Tu la vois, tu la respires partout ! Figure-toi les droits et les devoirs, les affections et les besoins, les souvenirs et la reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom et ce nom sera la patrie».
Maintenant de même est-il que tout ce qui est véritablement bon et beau, de beauté intérieure morale, spirituelle et sublime dans les hommes et dans leurs œuvres, je pense que cela vient de Dieu, et que tout ce qu’il y a de mauvais et de méchant dans les œuvres des hommes et dans les hommes, cela n’est pas de Dieu, et Dieu ne trouve pas cela bien non plus.
Mais involontairement je suis toujours porté à croire que le meilleur moyen pour connaître Dieu, c’est d’aimer beaucoup. Aimer tel ami, telle personne, telle chose, ce que tu voudras, tu seras dans le bon chemin pour en savoir plus long après, voilà ce que je me dis. Mais il faut aimer d’une haute et d’une [/100][101]sérieuse sympathie intime, avec volonté, avec intelligence, et il faut toujours tâcher d’en savoir plus long, mieux et davantage. Cela mène à Dieu, cela mène à la foi inébranlable.
Quelqu'un, pour citer un exemple, aimera Rembrandt, mais sérieusement, il saura bien qu’il y a un Dieu, celui-là, il y croira bien.
Quelqu'un approfondira l’histoire de la Révolution française — il ne sera pas incrédule, il verra que dans les grandes choses aussi il y a une puissance souveraine, qui se manifeste.
Quelqu'un aurait assisté pour un peu de temps seulement au cours gratuit de la grande université de la misère, et aurait fait attention aux choses qu’il voit de ses yeux, et qu’il entend de ses oreilles, et aurait réfléchi là-dessus, il finira aussi par croire et il en apprendrait peut-être plus long qu’il ne saurait dire.
Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans. Tel l’a écrit ou dit dans un : livre, et tel dans un tableau.
Puis lisez la Bible tout bonnement, et l'Évangile, c’est que cela donne à penser et beaucoup à penser, et tout à penser. Hé bien ! pensez ce beaucoup, pensez ce tout, cela relève la pensée au-dessus du niveau ordinaire, malgré vous. Puisque l’on sait lire, qu’on lise donc !
Maintenant, après, par moments, on pourrait bien être un peu abstrait, un peu rêveur, il y en a qui deviennent un peu trop abstraits, un peu trop rêveurs, cela m'arrive à moi peut être, mais c’est la faute à moi, puis après tout qui sait, n’y avait-il de quoi, c'était pour telle ou telle raison que j'étais absorbé, préoccupé, inquiet, mais on remonte de cela. Le rêveur tombe quelquefois dans un puits, mais après on dit qu’il en remonte.
Et l’homme abstrait, il a sa présence d’esprit aussi par moments, comme par compensation. C’est quelquefois un personnage qui a sa raison d’être pour telle ou telle raison, qu’on ne voit pas toujours au premier moment, ou qu’on oublie par abstraction, le plus souvent involontairement. Tel qui a longtemps roulé comme ballotté sur une mer orageuse, arrive enfin à destination, tel qui a semblé bon à rien, et incapable de remplir aucune place, aucune fonction, finit par en trouver une, et actif et capable d’action se montre tout autre qu’il avait semblé au premier abord.[/101]
[102]Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient dans ma plume, j'en serais bien content si en quelque sorte tu pouvais voir en moi autre chose qu’une espèce de fainéant.
Puisqu’il y a fainéant et fainéant qui forment contraste.
Il y a celui qui est fainéant par paresse et lâcheté de caractère, par la bassesse de sa nature, tu peux si tu juges bon me prendre pour un tel.
Puis il y a l’autre fainéant, le fainéant bien malgré lui, qui est rongé intérieurement par un grand désir d’action, qui ne fait rien, parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire, puisqu'il est comme en prison dans quelque chose, parce qu’il n’a pas ce qui lui faudrait pour être productif, parce que la fatalité des circonstances le réduit à ce point ; un tel ne sait pas toujours lui-même ce qu’il pourrait faire, mais il sent par instinct : pourtant je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d’être ! Je sais que je pourrais être un tout autre homme ! À quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir ! II y a quelque chose au-dedans de moi, qu'est-ce que c’est donc ?
Cela est un tout autre fainéant, tu peux si tu juges bien, me prendre pour un tel !
Carel Fabritius (1622-1654) - Le Chardonneret (1654) - Mauritshuis, La Haye - Source : Wikipédia
Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon, il sent fortement bien qu'il y a quelque chose à faire, mais il ne peut le faire, qu'est-ce que c’est ? il ne se le rappelle pas bien, puis il a des idées vagues, et se dit : « Les autres font leurs nids et font leurs petits et élèvent la couvée », puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau est fou de douleur.
«Voilà un fainéant », dit un autre oiseau qui passe, celui-là c’est une espèce de rentier. Pourtant le prisonnier vit et ne meurt pas, rien ne paraît en dehors de ce qui se passe en dedans, il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil. Mais vient la saison des migrations. Accès de mélancolie, — mais disent les enfants qui le soignent dans sa cage, il a pourtant tout ce qu’il lui faut — mais lui de regarder au-dehors le ciel gonflé, chargé d’orage, et de sentir la révolte contre la fatalité en dedans de soi. « Je suis en cage, je suis en cage, et il ne me manque rien, imbéciles ! J’ai tout ce qu'il me faut moi ! Ah de grâce, la liberté, être un oiseau comme les autres oiseaux ! »
Tel homme fainéant ressemble à tel oiseau fainéant.
Et les hommes sont souvent dans l’impossibilité de rien [/102][103]faire, prisonniers dans je ne sais quelle cage horrible, horrible, très horrible.
Il y a aussi, je le sais, la délivrance, la délivrance tardive.Une réputation gâtée à tort ou à raison, la gêne, la fatalité des circonstances, le malheur, cela fait des prisonniers.
On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles barres, quelles grilles, des murs.
Tout cela est-ce imaginaire, fantaisie ? Je ne le pense pas ; et puis on se demande : mon Dieu est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l'éternité ?
Sais-tu ce qui fait disparaître la prison, c’est toute affection profonde, sérieuse. Être amis, être frères, aimer, cela ouvre la prison par puissance souveraine, par charme très puissant. Mais celui qui n’a pas cela demeure dans la mort.
Mais là où la sympathie renaît, renaît la vie.
Puis la prison quelquefois s’appelle : préjugé, malentendu, ignorance fatale de ceci ou de cela, méfiance, fausse honte.
Mais pour parler d’autre chose, si moi j’ai baissé, d’un autre côté tu as monté. Et si moi j’ai perdu des sympathies, toi tu en as gagné. Voilà ce dont je suis content, je le dis en vérité et cela me réjouira toujours. Si tu étais peu sérieux et peu profond, je pourrais craindre que cela ne dure pas, mais puisque je pense que tu es très sérieux et très profond, je me sens porté à croire que cela durera.
Seulement s’il te devenait possible de voir en moi autre chose qu’un fainéant de la mauvaise espèce j’en serais bien aise.
Puis si jamais je pouvais faire quelque chose pour toi, t’être utile en quelque chose, sache que je suis à ta disposition.
Si j’ai accepté ce que tu m’as donné, tu pourrais de même, en cas que de manière ou d’autre je puisse te rendre service, me le demander, j’en serais content et je le considérerais comme une marque de confiance. Nous sommes assez éloignés l’un de l’autre, et nous pouvons avoir à certains égards des manières de voir différentes, mais néanmoins telle heure, un tel jour, l’un pourrait rendre service à l’autre.
Pour aujourd’hui je te serre la main, en te remerciant encore de la bonté que tu as eue pour moi.
Si, maintenant plus tôt ou plus tard tu voulais m'écrire, mon adresse est chez Ch. Decrucq, rue du Pavillon, 8, à Cuesmes près de Mons.
Et sache qu’en écrivant tu me feras du bien.[/103]